PHILIPPE VASSET
2015
1 – Si j’étais de Borghesiana, je saurais qui a construit mon logement, et comment, et pourquoi. Mais je ne suis pas d’ici : j’habite un immeuble construit par d’autres. Je ne sais même pas qui.
2 – Si j’étais de Borghesiana, je me souviendrait de l’ouverture de ma rue, peut-être même aurais-je contribué à choisir son nom. Mais je ne suis pas d’ici : ma rue n’a pas d’histoire, et porte un nom qui m’est indifférent.
3 – Si j’étais de Borghesiana, je saurais que les trottoirs ne sont pas éternels : je les aurais vu naître, vieillir et mourir. Mais je ne suis pas de Borghesiana : le bitume a pour moi la fixité de la glace.
4 – If I were from Borghesiana, I would know my neighbours and their family. We would neither be friends, nor strangers, we’d be partners: sailors in the same boat. But I’m not from Borghesiana: a woman died in my building last month, I had never met her.
5 – If I were from Borghesiana, I would have built my neighbourhood parish with collected wood. But I’m not from Borghesiana: my local church looks like a derelict museum, and it’s always empty.
6 – If I were from Borghesiana, I would never use the word “suburbs”: it would be meaningless. There would be no periphery, and no center. But I’m not from Borghesiana, and I do say “suburbs”. I use to mean “over there”, where “they” live.
7 – Si j’étais de Borghesiana, je ne ferais jamais de faire-part. J’annoncerais les grands évènements, les morts et les mariages, par le biais d’affiches collés sur les murs. Mais je ne suis pas de Borghesiana : les seuls posters que je vois vantent des marques de parfums et de cosmétiques.
8 – Si j’étais de Borghesiana, personne ne connaîtrait mon quartier. Il faudrait à chaque fois expliquer, montrer sur la carte et donner des noms de lieux. Mais je suis pas de Borghesiana : mon quartier, tout le monde le connaît, même ceux qui n’y habitent pas. J’habite le lieux le plus balisé du monde. Peut-il encore s’y passer quelque chose ?
9 – Si j’étais de Borghesiana, je me fierais plus au gens qu’au GPS. Mais je suis pas de Borghesiana, et la voix de mon tableau de bord est mon seul guide. Quand mon GPS ne trouve pas une adresse, cela veut dire qu’elle n’existe pas.
10 – Si j’étais de Borghesiana, l’espace ne serait pas plein : il y aurait des champs au milieu des quartiers, et de grands terrains vagues entre les maisons. Mais je suis pas de Borghesiana : chez moi, rien n’est vague, immeubles et maisons s’emboîtent comme les pièces d’un jeu de construction. Pas d’interstices, pas d’imprévu : tout est planifié. Certains jours, j’espère un accident.
11 – Si j’étais de Borghesiana, ma maison, comme toutes celles qui l’entourent, resteraient inachevée : un escalier s’arrêterait dans le vide, une pièce manquerait un mur. Mais je suis pas de Borghesiana : chez moi, les surfaces sont continues, les trottoirs propres, les peintures parfaites, et si quelque chose traîne dans la rue, la police vient l’ôter.
12 – Si j’étais de Borghesiana, j’aurais dû batailler des années pour faire reconnaître mes droits sur la parcelle que j’occupe. Mais je suis pas de Borghesiana : j’ai tout les droits, ou peut-être aucun, il faudrait que je vérifie.
13 – If I were from Borghesiana, I would feel closer to people from Gennevilliers, Newham and Wedding that people from Paris, London and Berlin. But I’m not from Borghesiana: to me, the city limits are a continuous blur.
14 – If I were from Borghesiana, I would grow vegetables in my backyard, and I could even raise chickens. But I’m not from Borghesiana: I buy groceries at my neighbourhood bio-market, and an apple cost as much as a book.
15 – If I were from Borghesiana, my life would be ruled by train schedules and bus routes, and the last train would hang over each night like the knife of a guillotine. But I’m not from Borghesiana: I can always go back home, whatever the time. Sometimes I wish I couldn’t.
16 – Si j’étais de Borghesiana, j’aurais dû défendre ma maison contre la municipalité et ses inspecteurs, plaider, batailler et lutter. Mais je suis pas de Borghesiana, et rien n’a jamais menacé mon logement. Il n’est pas beau, pourtant. Ni confortable.
17 – Si j’étais de Borghesiana, il y aurait des cyprès, des prés, et les Abbruzes. Mais je suis pas de Borghesiana : j’ai l’herbe et les montages en photo, dans un magazine ouvert sur ma table de nuit. Tout les week-end, je me promet d’aller y voir, mais je ne le fait jamais.
18 – Si j’étais de Borghesiana, le sol serait inégal. Partout, des creux et des bosses, obligeant les voitures à rouler au pas. Mais je suis pas de Borghesiana : chez moi, les routes sont planes, et les pentes douces. On glisse sans effort sur les trottoirs, comme dans les tableaux successifs d’un jeu vidéo.
19 – Si j’étais de Borghesiana, j’aurais non seulement dû construire ma maison, mais aussi l’aire de jeux pour mes enfants, et même le terrain de foot du dimanche. Mais je suis pas de Borghesiana : mes enfants dévalent des toboggans signés par des artistes dans des parcs glacés de courants d’airs.
20 – Si j’étais de Borghesiana, il n’y aurait qu’un seul endroit où je verrais des gens d’autres quartiers : à l’hypermarché, là où toute la ville fait provision de bouteilles d’eau, de couches et de céréales. Mais je suis pas de Borghesiana : le seul endroit où je croise les gens de la périphérie, c’est dans l’hypermarchés où je vais chaque mois remplir ma voiture d’huile, de pâte et de lait.
21 – Si j’étais de Borghesiana, il n’y aurait pas d’harmonie : les maisons à un étage côtoieraient les résidences, et les garages empiéteraient sur les potagers. Mais je suis pas de Borghesiana : là où je vis, le moindre mètre carré a été pensé par trois architectes et deux urbanistes. Le paysage n’y est pas plus harmonieux pour autant.
22 – If I were from Borghesiana, I would love to make people believe that my streets have no name, like in the ridiculous U2 song. I would find it amusing that people would be so gullible. But I’m not from Borghesiana and I believe that story. I could believe any tale about the outer suburbs: I’ve never been there.
23 – If I were from Borghesiana, there would be no theatre, no cinemas, and few cafés. Everything would happen right in people’s home, or at church. But I’m not from Borghesiana: there are ten restaurants and two museums right around where I live. I have the membership card, but it’s been punched only once.
24 – If I were from Borghesiana, stream and waterways would overflow with trash. There would be no pools and no fountains, only puddles. But I’m not from Borghesiana: I jog along the river that goes through the city center. There are benches and swindles on the banks, but you can’t touch the water.
25 – Si j’étais de Borghesiana, j’habiterais entre la ville et la campagne, sans bénéficier d’aucun avantages des deux situations. Mais je suis pas de Borghesiana : je suis un urbain qui se voudrait campagnard, qui cultive son jardin de quartier entre deux parking et fait pousser de l’herbe sur son petit balcon.
26 – Si j’étais de Borghesiana, aucune parcelle ne serait laissée à l’abandon : chaque champs, le moindre jardin, serait clôturé, de peur qu’on ne l’annexe. Mais je suis pas de Borghesiana : les rues, les parcs, les jardins restent grand ouverts. Et les caméras veille.
27 – Si j’étais de Borghesiana, mon quartier communiquerait obscurément, presque souterrainement, avec d’autres quartiers similaires à travers le monde. Car les villes communiquent par leurs marges. Mais je suis pas de Borghesiana : je reste figé dans mon immobilité de carte postale.